Notes du débat « Censure : Facebook et Twitter font la loi. Mais de quel droit ? »
Notes du débat « Censure : Facebook et Twitter font la loi. Mais de quel droit ? »
Par Luisa Ballin, journaliste
En censurant ou excluant le président des Etats-Unis de leurs plateformes, Twitter et Facebook s’arrogent un extraordinaire pouvoir. De quel droit ? Et est-ce une bonne chose ou est-ce dangereux pour la démocratie ? Le Club suisse de la presse, sis à Genève, a posé la question à d’éminents spécialistes de l’Internet et des réseaux sociaux, lors d’un débat qui a eu lieu en ligne aujourd’hui, animé par Pierre Ruetschi.
ELLES ET ILS ONT DIT
« Twitter et Facebook se sont affolés. Ils maîtrisent l’infrastructure, les services et les conditions d’utilisation. Ce qui pose problème ce sont les raisons pour lesquelles ils ont coupé les comptes. Pour leur point de vue personnel ou pour l’intérêt public ? On peut en douter »
« Il ne s’agit pas de concurrence de pouvoir, mais de pouvoir asymétrique. Cette démonstration de force pose problème, et notamment l’ingérence d’Etats étrangers sur la communication d’autres Etats. Les GAFAM ont le pouvoir de laisser passer des informations. La base du filtre des contenus et le droit d’accès aux services pose aussi des problèmes à des pays autres que les Etats-Unis. Il est important de réfléchir à notre dépendance vis-à-vis de ces fournisseurs, qu’ils soient étrangers ou pas »
Solange Ghernaouti, professeure à l’Université de Lausanne, directrice du Swiss Cybersecurity Advisory and Research Group, auteure de Cybersécurité: Analyser les risques, mettre en œuvre les solutions
« Dans le droit américain, les coupures sont légales, puisqu’elles ne relèvent pas du premier amendement. À leur décharge les responsables de Twitter ont longtemps résisté à l’idée de censurer, de signaler et de pénaliser des éléments de désinformation, notamment pendant la pandémie de Covid »
« Twitter et Facebook ont sous-estimé les conséquences de la désinformation et ils n’ont réagi que lorsque la désinformation de Donald Trump a créé un acte de violence. Ils ont fait de la censure à posteriori, ce qui est acceptable en démocratie, même si cela doit être extrêmement surveillé. Twitter a réagi par rapport aux Etats-Unis, parce que dans le droit américain, il aurait pu être considéré responsable d’assister une sédition, une insurrection. Les responsables de Twitter se sont protégés. Par contre, nous avons été irresponsables ou naïfs de croire que l’on serait autorisé à faire ce que l’on veut alors que ces compagnies ont acquis un poids énorme »
Divina Frau Meigs, professeure à l’Université de Paris 3, sociologue des médias, titulaire de la chaire UNESCO Savoir Devenir à l’ère du développement numérique durable
« Il s’est agi d’un acte de censure grave. Qu’est-on en train de faire, lorsque l’on coupe la parole d’un homme politique ? Le fait de signaler des comptes ou des postes est une interférence dans le libre débat démocratique. Pourquoi décide-t-on de le faire pour les tweets de Donald Trump, et de ne pas mettre un avertissement sur les tweets d’autres politiciens ? On met en place quelque chose d’incontrôlable et de ciblé »
« La distinction des fake news pose une question aiguë en droit, et notamment la distinction entre les faits et les opinions, les deux étant très proches. En coupant des informations sur des faits, en mettant un avertissement sous un texte ou en supprimant un compte on supprime l’accès à des opinions »
Nicolas Capt, avocat au barreau de Genève, spécialiste en criminalité et sécurité des nouvelles technologies
« Le débat a un aspect légal et un aspect politique. Pour la section 230 du Communications Decency Act, la bible de la Silicon Valley, tant Trump que Biden sont d’accord, pour des raisons différentes, de le changer. L’Acte 230 ne peut pas être traité comme une relation contractuelle financière. Il touche à la démocratie en profondeur. Cela requière une discussion politique et sociale, non seulement aux Etats-Unis, mais de façon globale »
« La discussion doit être plus sérieuse que la polarisation actuelle entre ce que l’on peut considérer une vision juste ou fausse, car c’est très dangereux. La réaction à certains tweets de Donald Trump a constitué un risque pour la sécurité publique. La décision de bloquer son compte était justifiable. Mais la décision de supprimer son compte et sa présence sur tous les médias sociaux est problématique »
Jovan Kurbalija, directeur exécutif de la DiploFoundation et responsable de la Geneva Internet Platform
« Aux Etats-Unis, la loi 230 a été promulguée en 2016 à l’époque où l’on ne mesurait pas l’impact que les réseaux sociaux pouvaient avoir. Depuis 2016 et le rôle que les médias sociaux ont joué dans l’élection de Donald Trump, puis avec les pressions qu’ils ont subies de la part du Congrès américain et du Parlement européen, les responsables de ces compagnies essayent de se protéger contre ce genre d’attaque »
« Les responsables de ces compagnies évoluent dans le flou, compte tenu de leur statut d’hébergeur de contenus, dont ils ne sont pas responsables. En réalité, leur rôle dans le débat politique est tel qu’ils sont devenus des éditeurs d’information et devraient donc contrôler le contenu de leur plateforme »
Sébastien Brack, responsable du programme élections et démocratie de la Fondation Kofi Annan, qui a publié le rapport Protéger l’intégrité électorale à l’ère du numérique en 2020
La censure, une mesure extrême
La censure est une mesure extrême. Était-elle justifiée dans le cas de la suppression du compte de Donald Trump puisqu’elle pouvait mettre à bas la démocratie ? Me Nicolas Capt, avocat au barreau de Genève, spécialiste en criminalité et sécurité des nouvelles technologies, a estimé au contraire qu’il s’agissait d’un acte de censure grave. « Qu’est-on en train de faire, lorsque l’on coupe la parole d’un homme politique, qu’il soit agréable ou pas ? Le fait de signaler des comptes ou des postes est une interférence dans le libre débat démocratique. Pourquoi décide-t-on de le faire pour les tweets de Donald Trump, que l’on estime incorrects ou sujet à caution, et de ne pas mettre un avertissement sur les tweets d’autres politiciens ? On met en place quelque chose d’incontrôlable et de ciblé. Couper les comptes me paraît invraisemblable ».
De l’avis de l’avocat genevois « la distinction des fake news pose une question aiguë en droit, et notamment la distinction entre les faits et les opinions, les deux étant très proches dans un texte. En coupant des informations sur des faits, en mettant un avertissement sous un texte ou en supprimant un compte on supprime l’accès à des opinions ».
Jovan Kurbalija, directeur exécutif de la DiploFoundation et responsable de la Geneva Internet Platform, rappelle que le thème évoqué durant le débat a un aspect légal et un aspect politique. Il a mentionné la section 230 du Communications Decency Act (CDA), la bible de la Silicon Valley. « Tant (le président sortant) Donald Trump que (le nouveau président des Etats-Unis) Joe Biden sont d’accord, pour des raisons différentes, de changer l’Acte 230 qui ne peut pas être traité comme un relation contractuelle financière. Cela touche à la démocratie en profondeur, qui requière une discussion politique et sociale, non seulement aux Etats-Unis, mais de façon globale ».
Pour le responsable de la Geneva Internet Platform, « cette discussion doit être plus sérieuse que la polarisation actuelle entre ce que l’on peut considérer une vision juste et une vision fausse d’un fait, car c’est très dangereux ». Si Jovan Kurbalija estime que la réaction à certains tweets de Donald Trump ayant constitué un risque pour la sécurité publique et que la décision de bloquer son compte était justifiable, il estime que la décision de supprimer son compte et d’annuler la présence de Donald Trump sur tous les médias sociaux est problématique. « Si j’étais le conseiller de M. Biden, je lui suggérerais d’appeler les réseaux sociaux pour qu’ils rétablissent le compte de Donald Trump, comme un geste de démocratie. Deuxièmement, je lui dirais de changer le Communication Decency Act et troisièmement de traiter M. Trump comme le citoyen Trump, selon le droit américain et, je l’espère, le droit international ».
Les réseaux sociaux : hébergeur ou éditeurs de contenu ?
Sébastien Brack, responsable du programme élections et démocratie de la Fondation Kofi Annan, qui a publié le rapport « Protéger l’intégrité électorale à l’ère du numérique en 2020 », rappelle que la loi 230 a été promulguée en 1996 à l’époque où l’on ne mesurait pas l’impact que les réseaux sociaux pouvaient avoir.
« Depuis 2016 et le rôle que les médias sociaux ont joué dans l’élection de Donald Trump, puis les pressions qu’ils ont subies de la part du Congrès américain et du Parlement européen, les responsables de ces compagnies font des efforts pour essayer de se protéger contre ce genre d’attaque. Nous avons travaillé avec eux dans le cadre de la préparation de notre rapport et ils nous ont confié leur embarras, car ils évoluent dans le flou, compte tenu de leur statut d’hébergeur de contenu dont ils ne sont pas responsables. En réalité, leur rôle dans le débat politique est tel qu’ils sont devenus des éditeurs d’information et devraient donc contrôler le contenu de leur plateforme ».
Mais pour les responsables de ces compagnies de réseaux sociaux aux profits gigantesques, contrôler le contenu de leur plateforme n’est pas possible en raison de leur nombre et de leur taille, puisque plus de deux milliards de personnes sont sur Facebook et 400 millions sur Twitter. La mondialisation de ces réseaux fait que leur statut d’éditeur de facto n’est pas tenable. « Il y a un problème juridique qu’il faut traiter car les cadres juridiques actuels ne permettent pas de trouver un juste milieu. Il ne faut pas voir ces compagnies technologiques seulement comme des ennemis de la démocratie. Ils se rendent compte qu’ils deviennent aussi des boucs émissaires du débat public et ont peur pour leur avenir en raison de ce statut de bad boys de la démocratie », estime le représentant de la Fondation Kofi Annan.
D’autres facteurs ont joué derrière l’émergence de Donald Trump, comme la désinformation. Et si les réseaux sociaux ont été des accélérateurs et des diffuseurs de fausses informations, ils ne sont pas à la base des dérives démocratiques auxquels l’on a assisté. Des réflexions juridiques et politiques sur la place des réseaux dans le débat public s’imposent au plus vite.
Comment réduire la puissance de GAFAM ?
La force de frappe des GAFM qui concurrence celle des pays et notamment les Etats-Unis peut-elle être freinée ? Solange Ghernaouti affirme qu’il ne s’agit pas de concurrence de pouvoir, mais de pouvoir asymétrique. « Cette démonstration de force pose problème, et notamment l’ingérence d’Etats étrangers sur la communication d’autres Etats. Les GAFAM ont le pouvoir de laisser passer des informations. La base du filtre des contenus et le droit d’accès aux services pose aussi des problèmes à des pays autres que les Etats-Unis. Il est important de réfléchir à notre dépendance vis-à-vis de ces fournisseurs, qu’ils soient étrangers ou pas. Le problème est de ne pas avoir anticipé cette situation. Souvenons-nous de l’affaire de Cambridge Analytica par rapport à l’exploitation des données. À qui appartiennent ces données ? Quel est notre pouvoir souverain en tant qu’individu ou en tant qu’Etat sur ces données ? ».
L’analyse de Divina Frau Meigs va dans le même sens. « Twitter a réagi par rapport aux Etats-Unis, parce que dans le droit américain, il aurait pu être considéré responsable, notamment d’assister une sédition, une insurrection. Les responsables de Twitter se sont protégé. Par contre, nous avons été irresponsables ou naïfs de croire que l’on serait autorisés à faire ce que l’on veut alors que ces compagnies ont acquis une position énorme. Elles sont le seul goulot d’étranglement par lequel passe la seule expression politique en ce moment alors que ce ne sont pas des espaces publics et d’intérêt public. Il est important de clarifier cela ».
Il aura fallu des actes de violences dans l’enceinte du Congrès des Etats-Unis suite à des Tweet de Donald Trump pour qu’en Europe citoyens et dirigeants se posent des questions quant à la souveraineté. « On voit que cela relève du privé et pas d’un espace public autonome. Pourquoi n’a-t-on pas réussi en Europe à créer des espaces et des réseaux sociaux européens qui reflètent nos valeurs et la réalité de nos débats politiques ? » se demande la spécialiste française.
Et Divina Frau Meigs d’ajouter : « Jovan Kurbalija vous dira que nous avons raté le coche en 2005, lorsque l’on n’a pas voulu se séparer de l’orbite américaine avec la menace de voir exploser internet au moment où les Russes d’une part et les Chinois d’autre part créaient leur propre internet. On a fait le choix d’un espace planétaire, sans voir qu’il y aurait un impact politique. Ce cinquième pouvoir devrait être équidistant entre l’Etat et le secteur privé qui a joué son propre intérêt. Ce n’est pas seulement la parole politique qui protège, c’est la parole de chaque individu. Et grâce à ces réseaux sociaux, nous avons pu avoir des hashtags comme Black Lives Matter ou MeeToo Incest ».
Une prise de conscience irait-elle jusqu’à se désengager de la dépendance aux réseaux sociaux et autres fournisseurs de services pour revenir à une sobriété numérique, y compris dans la communication politique, comme le suggère Solange Ghernaouti ? Les citoyens et les dirigeants politique y seraient-ils favorables ?
Débat à revoir sur la page : https://pressclub.ch/censure-twitter-et-facebook-font-la-loi-mais-de-quel-droit/
Conférenciers
Luisa Ballin
Journaliste, membre du Club suisse de la presse