Le Club suisse de la presse – Geneva Press Club a pour mission d’accueillir et d’aider les journalistes de passage à Genève et de favoriser les échanges entre les milieux suisses et internationaux de l’économie, de la politique, de la culture et des sciences d’une part, et de la presse suisse et étrangère installée en suisse romande et en France voisine d’autre part.

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Laurence Deonna : six femmes journalistes lui rendent hommages

Laurence Deonna : six femmes journalistes lui rendent hommages

Laurence Deonna : six femmes journalistes lui rendent hommages

La reporter, journaliste, photographe, écrivaine, féministe et voyageuse au long cours Laurence Deonna est décédée le 2 août à Genève à l’âge de 86 ans. Membre du comité d’honneur du Club suisse de la presse depuis 1997, elle y était chez elle et y a présenté ses nombreux livres et grands reportages. Les femmes reporters doivent beaucoup à cette pionnière. Nous avons demandé à six femmes journalistes de Suisse romande de lui rendre hommage.

Isabelle Falconnier

Le journalisme lui doit beaucoup : Laurence Deonna, née à Genève en 1937, fille de l’homme politique libéral Raymond Deonna, découvre le métier de reporter en juin 1967, catapultée dans la guerre des Six Jours entre Israël et les pays arabes. Elle ne quittera plus le métier, ni le Moyen-Orient, se faisant remarquer par sa couverture du conflit israélo-arabe du côté palestinien. Experte reconnue du Yémen, elle fait entendre durant un demi-siècle sa voix libre et originale du Journal de Genève à The Jerusalem Post, en passant par Il Manifesto, Le Monde diplomatique, l’agence de presse Inter Press Service ou la chaîne britannique Frontline News Television.

Elle passe avec aisance du reportage à l’écriture de livres, passée maîtresse dans l’art de la narrative non-fiction. Au point qu’en 1987, le Prix de l’Unesco pour l’éducation et la paix lui est décerné et qu’en 2022, elle devient membre d’honneur du PEN International Suisse romande.

Les journalistes lui doivent beaucoup : militante infatigable de la liberté de presse, ardente défenseuse des journalistes des pays où censure et répression visent à les faire taire, elle préside de 2000 à 2003 la section suisse de Reporters sans frontières. En 2020, âgée de 83 ans, elle publie Lira Baiseitova. Lanceuse d’alerte, qui raconte le combat de la journaliste kazakhe, réfugiée politique à Genève.

Les femmes lui doivent beaucoup : les femmes des pays et zones de conflits qu’elle investit, dont elle raconte l’intimité et les tragédies avec une subtilité et une empathie rare. Mais aussi les femmes journalistes : reporter de guerre en un temps où la profession était réservée aux hommes, elle a toute sa vie fait fi des difficultés rencontrées pour user au mieux des avantages que son sexe lui donnait parfois, pénétrant l’intimité des familles comme personne, inventant à la fois un style et une méthode unique, mélange d’audace, d’empathie, d’observations, d’inlassable quêtes de terrain et de passion de raconter qui a su inspiré des générations des lecteurs et lectrices, mais aussi de journalistes.

C’est pourquoi nous avons demandé à six femmes – Laurence Bézaguet de la Tribune de Genève, la reporter indépendante Béatrice Guelpa, Laetitia Guinand de Léman Bleu, Aline Jaccottet du journal Le Temps, la journaliste et consultante Romaine Jean, Géraldine Savary de Femina et Le Matin Dimanche, et la reporter et écrivaine Sonia Zoran – de témoigner de la Laurence Deonna qu’elles ont connu, et qu’elles n’oublieront jamais.

Une séductrice-née, libre et passionnée

Par Laurence Bézaguet, responsable de la rubrique Genève, Tribune de Genève

«J’ai connu Laurence il y a une trentaine d’années. J’étais toute jeune journaliste, elle était au firmament de sa carrière de photographe-reporter. Un coup de foudre réciproque immédiat. Séductrice-née dotée d’un vrai culot, elle m’impressionnait. Notre passion commune du Proche et Moyen-Orient a vite permis de renforcer nos liens. Je me souviens de nos interminables discussions à mon retour du Yémen. J’en revenais littéralement fascinée. C’était sa seconde patrie, On parlait d’architecture, de la reine de Saba, d’Islam, de Khat et du regard sombre des enfants. Nous avons aussi eu des échanges nourris sur la Syrie; nous étions toutes les deux meurtries par les ravages de la Guerre. Et particulièrement inconsolables sur le sort réservé à Alep. Elle qui n’a cessé de dénoncer les conflits constatait une nouvelle fois, récemment, avec amertume: «Les gouvernements prétendent lutter contre la guerre et ils continuent à fabriquer des armes.»

Aussi directe que courageuse, cette forte personnalité a risqué sa vie à capter les bruits et la fureur de notre époque. Elle n’avait peur de rien, si ce n’est des démons de sa jeunesse. Avec elle, j’ai appris à combattre la peur. On a beaucoup ri aussi, on a chanté ensemble Imagine de John Lennon qui l’a accompagnée dans les derniers instants de sa vie. On se voyait souvent au Nyamuk, thaï familial de la rue des Bains, qui lui correspondait si bien avec son agence et sa librairie de voyage. Elle y faisait chaque fois une entrée théâtrale, Jasmin, son adorable chien blanc, dans ses pas.

Je la retrouvais également chez elle, dans sa caverne d’Ali Baba, aux couleurs chatoyantes, du boulevard des Philosophes. Il y avait son amoureux Farag et souvent des amis; on refaisait le monde en buvant du thé à la menthe. On parlait des affres du monde qu’elle a déclinées dans ses nombreux livres. Parmi eux, j’apprécie tout spécialement La guerre à deux voix qui lui a valu le Prix Unesco de l’éducation pour la paix en 1987, mais aussi Lira Baiseitova. Lanceuse d’alerte, paru en 2020: elle y relate le combat de cette journaliste kazakhe, réfugiée politique à Genève.

J’ai pu sympathiser avec cette femme héroïque lors d’un colloque réunissant des militantes du monde entier, dans le cadre d’un forum international organisé par Laurence du temps où elle présidait Reporters sans frontières, au début des années 2000. Elle qui n’en a jamais eues. Et encore moins aujourd’hui.

Une toute grande dame. »

Rendez-vous chez le coiffeur

Par Béatrice Guelpa, journaliste et reporter indépendante

«Elle m’avait donné rendez-vous chez son coiffeur ! C’était la première fois que je la rencontrais pour l’interviewer, et je me souviens d’elle, sous son casque, son petit chien à ses pieds, répondant à mes questions… J’étais intimidée bien sûr, mais elle était si chaleureuse, si naturelle, que l’incongruité de la situation a disparu en quelques secondes. Ce jour-là, elle parlait de son livre Mon enfant vaut plus que leur pétrole, de ses réflexions de femme, de reporter de guerre. Ce qui me reste de cette rencontre, c’est le souvenir de son engagement, sa capacité d’indignation, son immense besoin de raconter le monde en espérant le changer un peu. Une première leçon de journalisme. Il y en a eu tant d’autres, à discuter chez elle, dans son univers si poétique, rempli de livres, de tapis, de plantes, d’objets ramenés de tel ou tel voyage. Mais je crois que ce que je garderai surtout d’elle, c’est sa force. Sa détermination farouche à rester une femme libre.»

L’anti-Annie Ernaux

Par Laetitia Guinand, journaliste, productrice Le pointG, Léman Bleu

«Bien sûr Laurence Deonna était inspirante en bien des façons mais ce que je trouvais particulièrement admirable chez elle, c’est que très vite, on y rencontrait l’autre. De ses drames et de son combat personnel, notamment contre sa condition de femme née dans un milieu très bourgeois, elle a su faire la matrice d’une vraie curiosité pour autrui et d’une résistance générale à toutes formes de pensées prémâchées et d’injustices contre lesquelles cette grande dame s’est érigée tout au long de sa vie. 

En cela, Laurence Deonna était peut-être une vraie libérale : les dogmes ne l’intéressaient pas. Seule la réalité et la vie des gens comptaient. Elle pouvait aussi bien dénoncer les exactions commises en Palestine que les dérives possibles des Printemps arabes dès leur efflorescence. Laurence Deonna ne pensait pas «droit», elle traquait l’entourloupe du communément établi et s’efforçait ensuite de dire ce qui lui semblait juste, toujours à voix haute. Courage et lucidité, des vertus qu’elle a peut-être tirées de son éducation mais dont il lui a fallu user aussi pour s’affranchir.

On se trompe si on pense que la liberté s’acquiert facilement lorsque l’on est bien «née». Le carcan imposé par la bourgeoisie à ses femmes et à ses filles est lacé au plus serré. Elles ne sont d’ailleurs pas nombreuses à s’en être dégagées. «Est-ce la main de Dieu, est-ce la main de Diable ?» Quelques soient les ressorts (drames familiaux ?) qui ont donné la force à Laurence Deonna de refuser sa prison dorée, celle-ci n’en n’a jamais fait de thèse. Sa politesse à elle, c’était de faire de la place pour l’autre.»

Ma seconde naissance

Par Aline Jaccottet, cheffe de la rubrique internationale du journal Le Temps

 «Elle m’appelait «ma fille» et de fait, Laurence Deonna a contribué à ma seconde naissance: celle qui a fait de moi une journaliste. Seize ans après son rire dans le patio d’un hôtel de Damas dans lequel, alors âgée de 22 ans, je l’avais rejointe par surprise en pariant sur mon culot pour me faire remarquer, me reste sa recette des bonnes histoires. Un esprit acéré, pour en saisir les enjeux et se sortir du pétrin si besoin; un coeur tendre, pour y faire aimer au lecteur ce qui semble lointain; un estomac bien accroché, pour oser y aller, sentir le monde; et un verbe agile pour bien les raconter. Voilà ce que j’ai appris lors des heures qu’elle a passées à mes côtés, à l’écriture de mon premier livre. Chaque mot doit chanter, disait-elle durant ces tendres et intransigeantes leçons auxquelles je dois tant.

Les femmes, et les hommes qui aiment vraiment les femmes, lui doivent d’avoir allumé une bougie dans la nuit de la guerre, du sexisme, de l’obscurantisme et de l’ignorance. Laurence Deonna éteinte, ne laissons pas la lumière qu’elle nous a laissé mourir dans l’oubli. »

Laisse-nous entendre ton rire

Par Romaine Jean, consultante en communication et médias 

 «Laurence Deonna a décidé de quitter cette vie qu’elle a tant aimée, mais qui n’avait plus d’éclat pour elle, depuis le départ de Farag. Son fidèle ami Philippe m’a appris les circonstances de sa mort, paisible et sereine. Une mort stoïcienne. Laurence nous donne une leçon. Je suis heureuse d’avoir connue cette aventurière, écrivaine, pionnière, grand reporter, féministe. Elle était tout cela, mais derrière les mots, il y avait surtout Laurence, la femme bien née qui voulait être plus qu’une simple fille de famille. La femme talentueuse, audacieuse, curieuse, ouverte, enthousiaste, souvent blessée de n’être pas suffisamment reconnue. Et si elle avait été un homme ? Tout cela a tissé la toile d’une vie, que j’ai eu le bonheur de côtoyer, un peu. J’y songe avec nostalgie. Je songe à ce que Laurence m’avait dit d’Ella Maillart, qu’elle avait accompagné au soir de sa vie. «C’est très dur de vieillir seule», disait cette autre grande voyageuse, pourtant adulée de beaucoup. Laurence n’était pas seule, mais Farag n’était plus là pour l’aider à affronter les fantômes d’un passé à la fois glorieux et tragique. Elle est partie tranquille et réconciliée. Repose en paix Laurence et d’où tu es, laisse-nous voir ton sourire, laisse-nous entendre ton rire.»

Une aventurière qui pensait, qui écrivait

Par Géraldine Savary, rédactrice en chef de Femina et cheffe de la rubrique culture du Matin Dimanche

«Il y a quelque temps, nous avons fait la une du cahier culturel de Matin Dimanche avec Laurence Deonna. Un film Libre du cinéaste genevois Nasser Bakhti, venait de sortir sur sa vie professionnelle et intime. Une une sur un documentaire genevois consacré à une femme du 86 ans, nous a-t-on demandé, vous êtes sûrs? C’était peu connaître Laurence Deonna, qui dans cet interview montrait que la liberté n’a pas d’âge, ni la curiosité pour le monde et les êtres humains. J’ai rencontré plusieurs fois Laurence Deonna, sur des podiums, dans des débats. Pour être franche, j’ai oublié ce qui nous a réuni, de quoi nous avions parlé précisément, mais j’ai gardé dans ma mémoire la solarité de cette femme, son courage, le rôle pionnier qu’elle a joué, pour le journalisme et pour les femmes. Jeune, j’ai découvert au moment de notre rencontre, à travers elle, qu’il y avait en Suisse des aventurières qui parcouraient les chemins périlleux du monde, et qu’en plus elles pensaient, et qu’en plus elles écrivaient. Elle m’a ouvert les yeux sur le fait qu’il y avait des possibles que j’ignorais, dont personne ne nous avait parlé. Laurence Deonna avait aussi l’élégance de porter ses blessures comme des parures. Elle avançait ainsi, sachant que dans sa force résidait aussi la fragilité, la tristesse, les deuils.»

Que le vent l’accompagne

Par Sonia Zoran, journaliste, reporter, écrivaine

«Des yeux qui brillent, rient et parfois vrillent. Une voix caressante, parfois perçante, souvent insistante. Des questions, tant de questions, des convictions aussi, puissantes, portées par des pensées et des mains qui dansent. Ce désir de découvrir le monde et de le raconter. Passionnément. De tout son être. Pour dire, écrire, La Guerre à deux voix et ses Persianeries. Voyager, dans ses Orients, du Yémen au Kazakhstan, De Schéhérazade à la Révolution. Elle était femme et reporter, amoureuse et tempétueuse, Laurence Deonna. Ses Mémoires ébouriffées, ses récits, ses images resteront, mais la voilà partie, cette fois-ci plus loin encore. Que le vent l’accompagne, emportant nos pensées. »

A lire et relire :

La Guerre à deux voix : des femmes d’Égypte et d’Israël parlent, Labor et Fides, 2015.

Persianeries- Reportages dans l’Iran des mollahs (1985-1998), Zoé, 1998.

De Schéhérazade à la Révolution, Zoé, 2006.

Mémoires ébouriffées, ma vie, mes reportages, L’Aire, 2014.

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